Maladie et mort de Jules-Édouard Prévost

Fonds : P020 – Fonds Famille Prévost
Auteur : Léandre-Coyteux Prévost
Date : 7 décembre 1903

La maladie et la mort de papa

À une certaine époque, nos ancêtres n’avaient ni téléphone, ni cellulaire, ni Blackberry pour communiquer avec leurs semblables. L’écriture était la façon privilégiée pour donner de leurs nouvelles et comme ils avaient beaucoup de temps à leur disposition … les missives étaient parfois fort longues et les sujets variés. Par exemple, cette lettre qui illustre les derniers mois du docteur Jules Prévost tels que racontés par son fils Coyteux. Le docteur Jules était un ami et confident du Curé Labelle et un de ceux qu’on a surnommés « Les Lions du Nord ».

Lettre de Coyteux à Eugène JQ

Mon cher Eugène,

S’il est vrai que l’étendue de l’amour que le Bon Dieu porte à ses créatures doit se mesurer à la rigueur des épreuves qu’il leur envoie, remercions-le, à genoux, de nous avoir si ostensiblement désignés comme objets de ses prédilections.

Pendant l’inoubliable semaine qui vient de s’écouler, je n’ai pas cessé un seul instant de penser à vous deux, mon pauvre Eugène et ma chère petite Ninette, que la plus cruelle destinée retenait là-bas, vous privant de la suprême consolation de rendre les derniers devoirs à notre cher vieux père et de lui dire un dernier adieu! … Comme vous avez dû souffrir en apprenant la foudroyante nouvelle de sa mort! … Si loin! … Je comprends la mortelle anxiété qu’a dû vous faire éprouver l’ignorance entière dans laquelle vous étiez de tout ce qui s’est passé et l’impossibilité d’obtenir le moindre détail!

D’autres t’écriront de Saint-Jérôme, j’en suis persuadé, mais j’ai été si intimement mêlé aux événements qui ont attristé les six derniers mois de cette fatale année qui va bientôt finir, que je suis, plus que tout autre, en mesure de te faire connaître les angoisses par lesquelles nous avons passé. Je vais t’en faire le récit et je demande au Bon Dieu de me donner le courage dont j’ai besoin pour monter de nouveau ce douloureux calvaire.

Vers le milieu du mois de mars, je reçus un jour une lettre de Saint-Jérôme m’annonçant que papa avait, à la lèvre inférieure, un bobo qui l’inquiétait. Il souffrait beaucoup, avait cessé de fumer et, malgré toute espèce d’onguents, le mal continuait toujours à faire des progrès. J’avais déjà observé moi-même, dans le cours d’un voyage antérieur, l’aspect louche de sa lèvre, dont la muqueuse était blanc-grisâtre et comme parcheminée. J’ai été tenté alors de lui en faire la remarque; mais, comme je savais qu’il fumait beaucoup, j’ai attribué cet état particulier à l’usage de la pipe et je n’en parlai pas.

Ce nouveau mal, survenu depuis une couple de semaines et qui résistait à tous les traitements, me fit immédiatement songer à la possibilité d’un « épithélioma » et je lui téléphonai de venir à Ottawa afin que je pusse mieux savoir à quoi m’en tenir. Or, un épithélioma de la lèvre, ce n’est ni plus ni moins qu’un cancer. Seulement, ce genre de tumeurs est le plus souvent dépourvu de gravité et quand le bobo est enlevé dès le début, il ne se reproduit pas et le malade est entièrement guéri. L’opération est très simple et absolument sans gravité. J’en ai vu plusieurs exemples, dans le cours de ma pratique, et papa lui-même en a bien souvent opéré de ces cancroïdes, et chez des gens qui sont encore aujourd’hui en excellente santé. Autrefois, au lieu de se servir du couteau, on appliquait des emplâtres caustiques qui détruisaient le mal au bout de quelques jours; mais ce traitement est abandonné depuis plusieurs années par presque tous les chirurgiens, qui ont adopté la méthode beaucoup plus rapide et plus efficace de l’ablation par le bistouri. Seulement, il ne faut pas attendre, car le mal, laissé à lui-même, gagne assez rapidement les glandes situées sous la mâchoire et alors il faut enlever le cancroïde puis toutes les glandes affectées, ce qui complique et aggrave l’opération.

Parfois, le nombre des glandes prises est tellement considérable que toute intervention devient inutile : la récidive est certaine, la maladie s’étend aux tissus voisins et le malade est perdu. Il arrive quelquefois, mais rarement que nous enlevions simplement le cancroïde de la lèvre, les glandes paraissant indemnes; et cependant, ces dernières étaient déjà affectées sans que rien ne parût à l’extérieur ni que leur état ne fût appréciable même à l’examen le plus minutieux. Alors, un mois, deux mois, un an après l’opération, ces glandes grossissent, deviennent plus ou moins douloureuses; la nature maligne de cette nouvelle complication est évidente et il faut se hâter d’enlever toutes les parties atteintes pour empêcher la maladie de gagner la mâchoire ou les autres tissus situés profondément. Après cette seconde opération — si elle n’a pas été pratiquée trop tard, —, tout rentre souvent dans l’ordre et nous avons plusieurs exemples de malades qui ont survécu cinq, dix et même quinze ans. D’autres fois, la récidive survient rapidement, l’infection se généralise et le mal devient absolument incurable. Tout se résume donc à ceci : épithélioma avec glandes, indemnes : affection comparativement bénigne; glandes prises : pronostic plus sérieux et les enlever sans tarder et avant que les tissus voisins se prennent à leur tour.

Ce pauvre père vint donc à Ottawa. Oh! qu’il faisait pitié! Sa lèvre le faisait énormément souffrir; il était forcé de tenir constamment sur le mal un petit morceau de charpie enduite d’une pommade à la cocaïne qu’il renouvelait souvent. Tu sais comme il abhorrait l’idée d’être à charge à qui que ce soit? Il avait toutes ses pièces de pansement dans un petit sac : de la charpie, une petite boîte de vaseline, une paire de ciseaux, du coton absorbant. Je le vois encore, agenouillé sur une chaise devant la fenêtre de la chambre qu’il occupait à côté de la mienne, guidant ses mouvements au moyen d’un petit miroir cloué sur le mur. Il se hâtait et gémissait, car les souffrances étaient presque intolérables; il taillait rapidement son petit gâteau de charpie, y déposait la pommade à la cocaïne avec la lame de son canif et, vite, il appliquait ce petit emplâtre sur sa lèvre. Le soulagement était instantané et il reprenait sa sérénité et sa bonne humeur. Mais au bout d’une heure ou deux, il fallait tout recommencer. Tu comprends que, la lèvre recouverte de tout cet appareil, il lui était impossible de s’alimenter convenablement. D’ailleurs, il ne pouvait endurer ses dents artificielles. Il ne buvait que du lait ou des potages au moyen d’un tube en verre. Dès la première inspection, j’acquis la certitude que c’était bien un épithélioma et qu’il fallait sans tarder le faire disparaître. Mais… pas moi! Ah! non; je n’aurais jamais le courage d’opérer moi-même ce pauvre vieux père. À qui le confier, alors? Je n’hésitai pas longtemps. Je connaissais les meilleurs chirurgiens de New York; tous me connaissaient là-bas. Nous partîmes le lendemain.

Arrivé à New York, je téléphonai aussitôt à un des plus célèbres d’entre les chirurgiens, le docteur Boldt, un ami intime. Je lui demandai de me désigner le plus compétent dans ces sortes de maladies et il me conseilla d’aller voir le docteur Robinson, dans la quarante-deuxième rue. Nous y allâmes dès le lendemain. J’aurais bien pu, sans consulter le docteur Boldt, me rendre de suite chez les docteurs Abbé, Marcoe, McBurney, McCosh, etc., tous des célébrités qui, d’un tour de main, auraient terminé toute l’affaire; quelques jours à l’hôpital, puis nous serions retournés heureux, contents. Mais je voulais ne rien épargner pour mon bon vieux père et je crus qu’il valait mieux ne rien faire sans demander conseil. Puisque le docteur Robinson avait été choisi par Boldt, c’est lui qu’il fallait voir. Eh! bien, mon cher Eugène, la visite que nous fîmes le lendemain chez cet homme fut une démarche fatale qui fixa dès lors le sort de notre cher vieux père!…

Je croyais qu’après avoir examiné la lèvre, il conseillerait immédiatement l’opération, qu’il pratiquerait sans doute le lendemain. Mais, à ma grande surprise, il décida de traiter le mal par des applications caustiques. Tout étonné, je lui fis timidement observer que nous retournions donc au traitement d’autrefois. Il accueillit mes remarques avec un sourire de pitié qui ne manqua pas de me faire légèrement bouillonner.

Mais que faire?… Puisque nous allions le consulter et nous mettre sous ses soins, il aurait été pour le moins indélicat de discuter son opinion. Nous prîmes donc rendez-vous pour le lendemain, jour où il devait lui-même faire la première application de son caustique. Nous sortîmes tous les deux de chez lui passablement désappointés et je te dis franchement que ma première impression fut de ne pas y retourner. Mais je suis si connu à New York! Quelle idée auraient eue de moi Robinson, Boldt et tous ceux qui auraient appris ma conduite? On ne fait pas de ces choses-là. Puis, après tout, qui sait? : il avait peut-être raison, ce chirurgien qui s’était acquis une réputation considérable dans le traitement de ce genre de maladies.

Pendant huit jours, ce pauvre père continua à souffrir et à soulager ses souffrances au moyen de la pommade cocaînisée et cela, malgré des cautérisations répétées. Finalement, le docteur nous remit une bouteille renfermant le fameux caustique, nous ordonnant de répéter nous-mêmes les applications au bout de quelques jours. Et nous quittâmes New York, papa souffrant toujours de sa lèvre, mais emportant au moins l’espérance que bientôt tout irait mieux. Nous revînmes à Ottawa et, le lendemain, papa, en proie à une incontrôlable nostalgie causée par deux semaines d’absence, partit pour Saint-Jérôme. Je le reconduisis à la gare et, au moment où le train se mettait en marche, il m’embrassa en pleurant…

À partir de ce moment, ce pauvre père fut constamment tourmenté par une émotivité mélancolique qui ne l’a jamais quitté. Il devint sombre, rêveur. Sa lèvre l’empêchant de fumer et de jouer de la clarinette – les deux distractions favorites de toute sa vie, — ayant en outre entièrement abandonné la pratique de sa profession, il passait son temps pour ainsi dire retiré en lui-même, broyant du noir et plongé dans des réflexions dont il nous était facile de soupçonner la nature. Affaibli par une nourriture insuffisante, il était devenu d’une tristesse qui fendait l’âme, surtout quand il nous arrivait de le surprendre à pleurer.

Au bout d’une couple de semaines, Henri me dit un jour, par téléphone, que la lèvre était loin de s’améliorer et que son aspect n’était rien moins que rassurant. Je le fis revenir à Ottawa et dès que j’eus examiné la partie malade, je pris immédiatement la résolution de ne pas prolonger d’un seul jour le temps précieux que nous avions déjà perdu et, faisant appel à mon courage, je décidai de l’opérer moi-même à l’hôpital Saint-Luc, à Ottawa, où je serais entouré de mes assistants et de tous mes aides. Papa me témoignait une grande confiance; il se mit passivement et entièrement entre mes mains. Je ne lui dis absolument rien de ce que je me proposais de faire et il se laissa conduire comme un agneau,- sans me poser la moindre question. L’opération ne pouvait être faite sans anesthésie et j’ai su depuis que c’est cette dernière qu’il redoutait le plus, à cause de son coeur, dont les fonctions laissaient à désirer.

Le lendemain matin, je lui demandai de ne pas déjeuner et, vers neuf heures, je le priai de me suivre. Nous nous rendîmes à pied jusque chez le barbier où je le fis entrer pour lui faire enlever la partie de sa barbe qui lui couvrait le menton. Il s’étendit sans proférer une seule parole dans la chaise du barbier et je sortis, n’ayant pas le courage d’assister à cette petite opération préliminaire qui, malgré son insignifiance, me serrait la gorge et me mouillait les yeux. Pauvre vieux! Tu sais avec quelle imagination il se représentait certaines choses, trouvant toujours une comparaison juste et originale pour exprimer sa pensée? En sortant de chez le barbier, il se retourna subitement de mon côté et, me montrant son menton dégarni : « Il ne m’en a pourtant pas ôté beaucoup, me dit-il, eh! bien, il me semble que je suis en queue de chemise!… »

Nous prîmes aussitôt le tramway et nous arrivâmes à l’hôpital. J’avais auparavant téléphoné à mes meilleures infirmières d’être là pour nous recevoir; elles nous attendaient. Je leur remis mon père et les quittai, les priant de veiller sur lui comme s’il était leur propre père et de l’entourer des soins les plus religieux.

Certes, elles n’y ont pas manqué et papa a conservé de tout le personnel de l’hôpital Saint-Luc un souvenir plein d’estime et de reconnaissance. Quant à moi, je me rendis à la chambre d’opération pour me préparer, me stériliser, etc. Je devais offrir une triste mine, tant j’avais le coeur serré à l’idée seule d’avoir à charcuter mon pauvre père. L’opération en elle-même était insignifiante, l’anesthésie seulement m’inspirait certaines craintes. Mais j’étais sûr de mon assistant, le docteur Gorrell, qui travaille avec moi depuis plus de cinq ans et avec qui j’ai déjà pratiqué près de mille opérations sans un seul accident. La méthode spéciale d’anesthésie que nous avons adoptée et les résultats remarquables que nous avons obtenus m’ont valu l’honneur d’être demandé à Toronto pour faire sur ce sujet une conférence que j’ai publiée et dont je t’envoie une copie. – Tout se passa le plus régulièrement du monde. Le cancer fut enlevé et, vers six heures, papa se sentit si bien, si gai, qu’il insista pour revenir coucher à la maison.

Il passa huit jours avec nous et retourna à Saint-Jérôme content, joyeux et redevenu lui-même. Il avait tenu à emporter avec lui le morceau triangulaire enlevé à sa lèvre inférieure et, pendant plusieurs jours, il prenait plaisir à le montrer au bout de la lame de son canif à tous les habitants qui, comme toujours, venaient en passant fumer une pipe dans son bureau. Pendant un mois, ce fut presque le bonheur parfait dans la famille. Papa, enfin délivré de ses souffrances, avait repris sa gaieté et recouvré son appétit. Il fumait, moins qu’autrefois, mais enfin, il pouvait tenir compagnie à Oscar qui n’a pas d’autre occupation que de brûler du tabac et des cigares.

Vers la fin de mai, j’appris que de nouvelles inquiétudes venaient de surgir : une glande sous la mâchoire était tuméfiée et légèrement douloureuse. Sans tarder, je fis venir papa à Montréal, où j’allai le rejoindre, et, tous les deux, nous nous rendîmes à l’hôpital général où je savais pouvoir rencontrer le docteur Shepherd, un de mes amis intimes et certainement un des plus habiles chirurgiens de Montréal. Il examina la glande et me conseilla de la faire enlever sans retard, offrant de faire lui-même l’opération, mais pas avant le milieu de juin, car il devait prochainement s’absenter de la ville pour ne revenir que dans une quinzaine de jours.

Pour la seconde fois, les circonstances nous ont empêchés de faire ce que nous aurions dû, et si nous avions décidé alors de revenir au bout de deux semaines afin de pratiquer de suite une nouvelle opération, qui sait? : notre pauvre vieux père serait peut-être encore vivant! Mais j’étais inquiet; je craignais tout retard. Et puisqu’il fallait opérer de nouveau et que, d’un autre côté, j’étais parfaitement décidé à ne m’en mêler personnellement d’aucune manière, je crus ne pouvoir rien faire de mieux que de retourner à New York et de confier le soin de l’opération à un des plus célèbres chirurgiens de la ville et que je choisis cette fois moi-même, le docteur Abbé.

Nous partîmes donc pour New York le 5 juin. Je choisis un compartiment particulier où je pourrais être dans un salon avec mon vieux père et, après un voyage des plus agréable, nous descendîmes chez Bélanger où papa se sentait absolument chez lui. Le docteur Abbé examina minutieusement la glande malade et me dit que, selon lui, la tuméfaction pourrait bien ne pas être de nature cancéreuse. La lèvre était parfaitement guérie, puis, le gonflement étant localisé exclusivement dans la glande sous-maxillaire, il était bien possible que ce ne fût qu’un simple engorgement produit par un mauvais état général et que certaines précautions hygiéniques feraient rapidement disparaître. J’avais certes conduit papa à New York avec l’intention de le faire opérer; mais, tu comprends, si la chose n’était pas jugée absolument nécessaire par des chirurgiens compétents, nous ne demandions pas mieux. Nous résolûmes d’attendre quelques jours et de revoir ensuite le docteur Abbé pour prendre alors une décision définitive. Nous le revîmes à l’hôpital Saint-Luc de New York quatre ou cinq jours après.

Il réexamina la glande et s’en tînt à sa première opinion, hésitant tout de même à prendre une décision pour ou contre l’ablation immédiate. Le chirurgien Marcoe, une autre célébrité, qui était présent, fut invité à pratiquer l’examen et donner son avis. Après avoir palpé la glande, la mâchoire, le plancher de la bouche, il ne dit rien et se contenta de hocher la tête. – « Tu aimerais mieux enlever cela, n’est-ce pas, lui dit Abbé, ne serait-ce que pour constater au microscope la nature maligne ou non du gonflement de la glande? » — « Oui », répondit-il. Si Abbé n’avait pas ajouté ce « ne serait-ce que pour faire l’examen microscopique » etc., ce « Oui » de Marcoe m’aurait certainement fait réclamer immédiatement l’opération et, là encore, nous avons perdu une autre chance de sauver la vie à notre pauvre père. Mais Marcoe ne paraissant conseiller l’opération que dans un intérêt purement scientifique, considérant, d’un autre côté, que nous avions déjà passé plus de huit jours à New York, que l’opération, outre d’autres inconvénients, m’aurait mis dans l’obligation de laisser mon père seul à New York, car il me fallait revenir à Ottawa, nous résolûmes de mettre de notre côté le bénéfice du doute; il serait d’ailleurs toujours temps de recourir plus tard à l’opération si tout n’allait pas au gré de nos désirs. Nous retournâmes donc, papa à Saint-Jérôme et moi à Ottawa.

Tout le reste de l’été, papa demeura dans une condition relativement satisfaisante. Sa glande était toujours là, mais à l’état stationnaire, et ne lui causait aucune souffrance. Seulement, il était inquiet et ses dépressions morales devinrent de plus en plus fréquentes. Il avait des accès de tristesse qui affligeaient tout son entourage et que nous nous efforcions vainement de dissiper par tous les raisonnements possibles.

Dora, au retour d’une visite qu’elle fit à Saint-Jérôme, me dit que papa paraissait s’ennuyer d’Ottawa. Vers le milieu de septembre, je l’invitai à revenir passer quelque temps avec moi; nous étions en pleine exposition, il ne manquerait pas de distractions. Juge de mon bonheur et de mon plaisir quand je le vis arriver en compagnie de maman i… Ils passèrent plus de huit jours avec nous. Valentine venait souvent nous voir; je sortais tous les jours avec papa; le soir, nous allions au théâtre ensemble et, dans le courant de la journée, il faisait une partie de cartes, – la « caboche », – avec Dora, prenant plaisir à la taquiner toutes les fois qu’il lui arrivait de gagner la partie. Sa glande? Nous en parlions à peine. Elle était peu tuméfiée et ne le faisait pas souffrir. Il mangeait bien, fumait comme dans l’ancien temps. Son état moral était satisfaisant, il ne s’ennuyait pas : il avait maman avec lui! Seulement, il parlait souvent d’Oscar : « Comme il doit trouver la maison grande sans moi! », disait-il.

Ils retournèrent à Saint-Jérôme et, pendant plusieurs semaines, je ne recevais que des nouvelles consolantes. Cependant, pendant ce temps-là, le Bon Dieu ne m’oubliait pas : ma petite Edwidge, dont l’état de santé m’inquiétait depuis longtemps, eut une hémorragie pulmonaire et je dus la conduire à Saranac, dans les montagnes, où elle passera l’hiver. Le traitement auquel elle fut soumise ne tarda pas à améliorer son état et je me réjouissais déjà de voir la sérénité renaître partout, quand on m’écrivit de Saint-Jérôme que papa était beaucoup plus mal. Sa glande malade le faisait souffrir, elle avait augmenté de volume; il avait de nouveau abandonné de fumer et était redevenu d’une tristesse décourageante. Il ne riait plus, parlait à peine, pleurait souvent et voyait tout en noir. Pendant deux semaines, les nouvelles que je reçus devinrent de plus en plus sombres et on me demandait là-bas avec insistance. Jugeant préférable que papa revînt à Ottawa, je téléphonai à Henri de me l’envoyer au plus tôt. Il nous arriva le soir même, le 11 novembre, accompagné de Jules-Édouard.

Certes, oui, la maladie avait, depuis quelques semaines, fait d’énormes progrès! La glande sous-maxillaire, de la grosseur d’un oeuf de pigeon, était dure, douloureuse et fixée solidement sous l’os de la mâchoire, qui, lui-même, paraissait le siège d’une infiltration du plus mauvais augure. Évidemment, nous n’avions pas de temps à perdre, si toutefois il n’était pas trop tard.

Il fallait immédiatement enlever cette glande et peut-être aussi la mâchoire inférieure; mais comme la résection du maxillaire, surtout à cet âge, est une opération formidable, je résolus de faire faire l’ablation de la glande seule, me mettant entre les mains du Bon Dieu pour l’avenir. Papa passa encore huit jours avec nous, appliquant des cataplasmes sur la partie malade afin de faire tomber les phénomènes inflammatoires qui masquaient un peu la véritable étendue du mal.

Quelle triste semaine, mon Dieu! … La dernière que nous ayons passée ensemble sur la terre! Tu comprends qu’avec les connaissances qu’il possédait en médecine, il ne se dissimulait aucunement la gravité de son état. Il savait que sa maladie était de nature cancéreuse; que le seul moyen d’enrayer les accidents – si toutefois la chose était possible, – était une nouvelle opération, plus sérieuse que la première, mais, quoique d’une bénignité relative, devant dans tous les cas nécessiter l’anesthésie. Or, c’est justement l’anesthésie qu’il redoutait par-dessus tout et, dès qu’il soupçonna que l’opération était devenue nécessaire, il fut littéralement hypnotisé par la certitude qu’il allait mourir. Il était d’une tristesse navrante! Enveloppé dans sa robe de chambre, la tête entourée d’un bandeau qui retenait les cataplasmes, il errait çà et là, silencieusement, dans la maison, laissant exhaler de temps en temps de profonds soupirs. Je le surprenais souvent, seul dans sa chambre, assis dans un fauteuil, la tête penchée sur la poitrine et paraissant absorbé par des réflexions sur la nature desquelles il était difficile de se méprendre. J’essayais alors de dissiper sa mélancolie; je le gourmandais même, parfois, lui reprochant ses appréhensions exagérées. Car enfin, pourquoi voyait-il toutes choses d’une manière si sombre? L’ablation de la glande était une opération légère; puis, ensuite, tout rentrerait dans l’ordre. – « Oui, mais l’anesthésie » – « Mais l’anesthésie, que craignait-il? »

Il avait déjà passé par là et il n’était arrivé aucun accident. Voyons, du courage, mon vieux! Ne vous mettez pas ainsi volontairement et sans raison dans un véritable état d’infériorité pour supporter une opération comparativement bénigne ». Il souriait alors tristement, d’une manière résignée, et consentait à se mettre à table pour faire avec Dora sa partie de cartes favorite. Ce calme relatif ne durait pas longtemps et il retombait bientôt dans sa morosité et sa tristesse.

Souvent, il venait s’asseoir dans mon cabinet de travail. Je le forçais à fumer une cigarette, que je lui confectionnais moi-même. Il me parlait alors de Saint-Jérôme et des pensées qui l’obsédaient. Il lui fallait retourner bientôt; il désirait revoir et retoucher certaines choses dans son testament. Puis, il lui fallait vendre tout ce qui, désormais, était absolument inutile chez nous : ses voitures, ses harnais et une foule d’autres choses. Et le reste de sa bibliothèque! — « Venez donc, disait-il, vous séparer tous les livres et les emporter avec vous autres : je n’ai plus besoin de ça ». — Enfin — « Pauvre Oscar, ajoutait-il, comme il va s’ennuyer! » Puis, ses affaires du conseil de comté : il était nécessaire qu’il fût là pour tout mettre en ordre et préparer l’assemblée prochaine, qui devait avoir lieu le 9 décembre.

Jusque-là, je ne lui avais rien dit de ce que je pensais de sa maladie et des arrangements que j’avais décidé. La veille de son départ, je lui en parlai pour la première fois. Je lui dis qu’une nouvelle opération était nécessaire et que je verrais, à Montréal, le docteur Shepherd, en qui j’avais la plus grande confiance et que je chargerais de toute l’affaire. Tout cela ne l’a pas surpris : il s’y attendait. « Seulement, dit-il, tu sais, je veux que ce soit le docteur Gorrell qui m’administre l’anesthésie ». Je le lui promis et l’assurai que naturellement rien ne serait négligé pour que tout se passe le mieux possible.

Pendant ce temps-là, le Bon Dieu me ménageait une nouvelle épreuve : Dolly m’écrivit que son genou le faisait souffrir, que l’articulation s’était de nouveau remplie de liquide et que son état général laissait beaucoup à désirer. Un médecin qu’il avait été forcé de consulter lui avait fortement conseillé d’abandonner ses études et de retourner chez lui.

Je partis donc avec papa pour Montréal, d’où je ramenai Dolly à Ottawa, armes et bagages. Papa prit le train pour Saint-Jérôme en compagnie de Jules-Édouard, venu pour le rencontrer. J’allai, moi, dans l’après-midi, voir le docteur Shepherd afin de conclure les arrangements pour l’opération, dont il consentit à se charger, comprenant la répugnance que j’éprouvais à m’occuper professionnellement moi-même de cette pénible besogne. Le docteur Shepherd est le chirurgien en chef de l’Hôpital Général de Montréal, où il travaille tous les jours, assisté par un certain nombre d’internes et d’infirmières auxquels il est habitué. Je lui expliquai la condition dans laquelle se trouvait mon père, lui faisant part en même temps de son déplorable état moral et du désir qu’il avait manifesté d’avoir le docteur Gorrell pour administrer l’anesthésie, qu’il appréhendait par-dessus tout. Shepherd me dit qu’il ne croyait pas qu’il fût nécessaire de faire venir Gorrell; que le chloroformiste de l’hôpital était sûr, expérimenté; que, depuis deux ans, il était attaché à l’hôpital, qui lui payait un salaire de $500 par an, etc. Je ne crus pas devoir insister, connaissant parfaitement l’inconvénient d’emmener dans un hôpital un assistant étranger; et puis, si Shepherd, qui est à la tête d’un des services hospitaliers les plus importants du pays, opérait tous les jours avec ce chloroformiste, c’est que ce dernier devait être d’une compétence absolue.

De retour à Ottawa, je téléphonai à Henri qui, le mardi 24 novembre, conduisit papa au docteur Shepherd afin que ce dernier pût l’examiner. L’opération fut décidée; mais papa ayant manifesté le désir d’être opéré à Ottawa, Shepherd me fit savoir qu’il consentirait à venir faire l’opération le jeudi 3 décembre. Pauvre vieux père! Quels étaient donc les motifs qui le poussaient à choisir Ottawa de préférence à Montréal? Était-ce parce qu’il connaissait mieux notre hôpital, où il avait déjà subi une première opération? Ou bien, désirait-il être plus près de moi? Je regretterai toute ma vie de ne pas m’être rendu à ses désirs! Qui sait? : les résultats auraient peut-être été entièrement différents!… Mais, je le répète, je n’avais pas le courage de prendre quelque responsabilité que ce fût au sujet de l’opération. Cette dernière ayant lieu à Ottawa, Shepherd, après avoir opéré, serait immédiatement retourné à Montréal, nous laissant le soin de faire les pansements et de surveiller la convalescence. Alors, pourquoi ne pas tout faire nous-mêmes?… Puis, je voyais de grands inconvénients dans le fait de faire appeler un chirurgien étranger pour pratiquer une opération à l’hôpital Saint-Luc.

Un fait de ce genre s’était déjà présenté, l’an dernier, et avait causé toute une série de désagréments dans le bureau médical. Tous les membres du corps médical auraient été blessés de cet aveu tacite du peu de confiance que j’aurais paru avoir en eux. En outre, à Montréal, papa aurait été pour ainsi dire au milieu de la famille : Paul-Émile était sur les lieux, puis tout Saint-Jérôme pouvait s’y rendre en quelques heures; tous les amis, toutes les connaissances devaient être prévenues et se seraient certainement empressées d’aller tour à tour égayer son séjour à l’hôpital.

Je me mis de nouveau en communication avec Henri, qui m’apprit que la grande répugnance que papa éprouvait était de subir une opération dans, un hôpital protestant. Il mentionnait alors l’hôpital Notre-Dame, l’Hôtel-Dieu. Mais si nous choisissions ces hôpitaux, il fallait renoncer aux services du docteur Shepherd, en qui j’avais une confiance absolue. Je proposai l’hôpital privé du docteur Brennan, à qui je téléphonai et qui mit gracieusement tout son établissement à notre disposition. Shepherd, appelé à son tour, refuse d’opérer chez Brennan et m’offre d’aller dans un autre hôpital particulier, situé près de l’hôtel Windsor. Mais cette maison de santé était également un établissement protestant. Shepherd insistait de nouveau pour que nous consentissions à aller à l’Hôpital Général, où il était absolument chez lui et où il serait certainement plus à son aise; mais il demandait une réponse immédiate, afin qu’il pût s’assurer d’une chambre vacante. J’appelai de nouveau Henri qui, après avoir consulté papa, me répondit que ce pauvre vieux se soumettait entièrement à ce que l’on déciderait et qu’il consentait d’avance à tout ce que nous désirerions.

Tout ceci avait lieu le lundi 30 novembre. Je lui dis alors de partir le mercredi matin avec papa et d’aller tout droit à l’hôpital, où je me rendrais moi-même le soir pour veiller avec eux, et que je passerais toute la journée de jeudi, — jour de l’opération — à Montréal. Le lendemain matin, je télégraphiai à Shepherd que papa consentait à aller chez lui et qu’il était prêt à subir l’opération jeudi matin.

Je partis pour Montréal mercredi soir et je descendis à l’hôtel Viger pour dîner avant de me rendre à l’hôpital, où papa devait être installé depuis le midi. Juge de ma surprise!… J’étais à table depuis à peine cinq minutes, quand le maître d’hôtel vint m’annoncer que mon père et mon frère étaient en bas et désiraient me voir!… J’aperçus aussitôt Henri dans le corridor; je me précipitai vers lui. Mais qu’y avait-il donc?… Il me dit que papa et lui s’étaient présentés à l’hôpital et qu’on leur avait annoncé qu’il n’y avait pas de chambre vacante. Ils se rendirent tous deux chez le docteur Shepherd, qu’ils ne rencontrèrent qu’à quatre heures de l’après-midi, et là, ils obtinrent la même réponse : « Pas de chambre »! Il y en aurait une de libre vendredi matin seulement. Shepherd, leur dit qu’il était tout de même prêt à opérer le lendemain, tel que convenu; qu’après l’opération, on placerait papa à l’extrémité de la salle publique, derrière un paravent, et qu’on le transporterait dans sa chambre aussitôt qu’elle serait vacante, c’est-à-dire le soir même ou, le plus tard, le lendemain matin. Mais pourquoi Shepherd ne m’avait-il pas fait connaître tous ces détails avant que nous fussions tous rendus à Montréal? Je dis à Henri d’aller chercher papa et de l’emmener dîner avec nous.

Si tu avais vu comme notre pauvre vieux père faisait pitié quand il entra dans la salle à manger! Courbé, chancelant; la tête enveloppée d’un large bandeau noir retenant un petit paquet de coton pour protéger la glande malade contre le froid; la figure triste, abattue! Il avait l’air d’un condamné à mort qu’on conduit à l’échafaud! … Pendant le repas, il mangea peu et parla à peine. Toujours cette dépression morale, cet air de découragement et de résignation que rien ne pouvait dissiper.

J’avais moi-même bien peu de choses à dire; je songeais à ce que je devais faire. Ne pouvant expliquer la conduite pour le moins étrange de Shepherd à mon égard, je pensai un moment à téléphoner immédiatement à Bell et lui demander d’opérer le lendemain à l’hôpital Victoria; mais pouvais-je tenir une pareille conduite envers Shepherd sans avoir reçu de lui quelques explications? Alors…, partons de suite pour New York! Personne n’aura rien à dire. Mais je n’étais pas prêt à faire ce long voyage : je n’avais préparé que vingt-quatre heures d’absence d’Ottawa, où j’avais des malades qu’il m’était impossible de quitter sans au moins les revoir. Renvoyer papa à Saint-Jérôme et le faire revenir dans deux jours, quand la chambre serait prête, eût été cruel : les adieux du départ avaient été trop pénibles pour exposer tout le monde à les répéter.

Je pris une autre chambre à l’hôtel, à côté de la mienne; j’y laissai papa avec Henri et Paul-Émile et j’allai téléphoner au docteur Shepherd. J’appris alors qu’il n’avait reçu ma dépêche que très tard la veille; qu’il ignorait que je dusse venir à Montréal ce soir-là; qu’il espérait toujours pouvoir se procurer une chambre vacante! Il me dit, en outre, qu’il leur arrivait souvent de se trouver dans pareille situation, qu’ils plaçaient alors temporairement l’opéré dans la salle publique, protégé par un écran; que s’il s’agissait de son propre père, il n’hésiterait pas un instant à adopter cette alternative! Je crus devoir accepter ces explications et j’annonçai à papa que nous coucherions à l’hôtel et que, le lendemain, nous nous rendrions à l’hôpital, où l’opération aurait lieu à dix heures.

Pauvre vieux!… Il se soumit à tous nos arrangements avec la douceur d’un agneau et sans faire la moindre observation. Nous passâmes la soirée ensemble, pour moi la dernière que je devais passer avec lui! Lui, toujours triste, préoccupé, et nous, nous efforçant de paraître calmes pour lui inspirer confiance. — « Le docteur Gorrell va-t-il venir? », me demanda-t-il. Je lui répondis d’une manière évasive. « Tu sais, ajouta-t-il, je veux voir un prêtre ». Je lui promis que j’irais certainement chercher le révérend monsieur Troie de bonne heure le lendemain matin.

À onze heures, nous l’aidâmes à se mettre au lit et, après lui avoir souhaité une bonne nuit, je sortis pour reconduire Henri chez Paul-Émile, où il devait aller coucher. Là, j’appris tous les détails de cette inoubliable journée, la dernière, pour ainsi dire, que papa ait passée dans le monde. Les adieux du départ de la maison furent absolument navrants! Au moment de partir, il demeura quelque temps dans sa chambre avec maman qu’il embrassa les larmes aux yeux. Il fit ses adieux à tout le monde, alla donner une poignée de main aux domestiques, dans la cuisine, et sortit de l’office en pleurant, accompagné de Jules-Édouard et de Henri. Il était persuadé qu’il ne reviendrait pas vivant à Saint-Jérôme et dit à Oscar, en le quittant : « Tant que tu vivras, Oscar, je ne veux pas que mon office se ferme : tiens tout ouvert comme toujours et, le dimanche, que les habitants entrent fumer librement comme d’habitude ».

Ici se place un fait que je livre à tes méditations. La veille de son départ, il avait envoyé demander au curé LaDurantaie la faveur de venir dire la messe à la chapelle de la maison. Mais c’était fête, de soir- là, chez M.le curé : de nombreux amis prêtres arrivaient pour célébrer l’anniversaire de sa naissance. Non, on ne pourrait pas aller dire la messe, mais on viendrait lui apporter la sainte communion. Le lendemain matin, maman se leva à cinq heures pour tout préparer. On attendit en vain jusqu’à l’heure du départ : personne ne vint!… À la gare, plusieurs prêtres étaient là, en chapeau haut de forme, le cigare aux lèvres, accompagnés de M.le curé qui était venu leur souhaiter bon voyage et qui n’eut pas même la décence d’aller serrer une dernière fois la main à ce pauvre vieillard qui avait imploré les consolations du viatique; et ce pauvre vieillard était : monsieur le docteur Jules Prévost, le plus ancien et le plus respectable citoyen du village de Saint-Jérôme — dont il avait été l’un des fondateurs!!… Cette inqualifiable conduite du curé de la paroisse a causé une peine indicible à notre bon vieux père, qui, néanmoins, refoula silencieusement son indignation et supporta cet affront sans proférer une seule plainte.

À Montréal, après avoir appris que leur chambre n’était pas prête à l’hôpital, papa et Henri se rendirent à l’hôtel Cecil. Là, papa demanda de faire venir son ami, le musicien Hardy, pour luncher avec eux. Il fut comparativement gai durant le repas et mangea d’un bon appétit. Après le lunch, on lui offrit un cigare qu’il refusa d’abord; mais, après un moment d’hésitation : « C’est bon, dit-il, donnez; je vais fumer mon dernier cigare! » Toujours les mêmes pressentiments, comme tu vois, toujours la même obsession.

Le lendemain matin, je téléphonai à monsieur Troie, qui s’empressa aussitôt de se rendre à l’hôtel, où il demeura quelques minutes dans la chambre de papa, seul avec lui, pendant que j’allai déjeuner. Il était maintenant neuf heures : il fallait partir bientôt pour l’hôpital. Le temps était arrivé de procéder à une petite opération préliminaire dont l’idée seule, depuis la veille, me barbouillait l’âme : les exigences de l’antisepsie nous imposaient l’obligation de ne rien négliger pour qu’elle fût parfaite et il était absolument nécessaire d’enlever toute la barbe! … Pauvre papa! Sans faire une observation, toujours avec une docilité muette et résignée, il s’étendit dans la chaise du barbier et, au bout de quelques instants, il était devenu méconnaissable. Seulement, il ne restait plus rien pour masquer la profonde tristesse empreinte sur sa figure et qui faisait mal à voir. Je risquai bien quelques remarques pour essayer de l’égayer un peu, mais je détournai les yeux malgré moi et, depuis ce moment, je perdis entièrement l’assurance et l’indifférence que je m’étais efforcé de mettre dans mes paroles; je devins moi-même triste et silencieux et nous devions présenter un bien pénible tableau quand, tous les deux, nous montâmes en voiture pour prendre le chemin de l’hôpital.

Henri venait de partir par le train de Saint-Jérôme et moi, déterminé plus que jamais à me tenir éloigné de l’hôpital durant l’opération, j’avais téléphoné à mon bon ami le docteur Lamarche d’être là à notre arrivée. Il nous attendait. Nous fûmes reçus par l’interne, le docteur Turner, qui mit fort aimablement son cabinet à notre disposition. Papa, calme, toujours triste, ne disait pas un mot et laissait voir dans tous ses actes une indifférence passive et comme automatique. Nous attendîmes le docteur Shepherd, qui arriva bientôt, et aussitôt, après avoir échangé quelques poignées de main, nous nous acheminâmes vers la salle d’anesthésie afin de procéder à la toilette qui précède toujours une opération.

Moi, dans mon service, je fais toujours tout en mon pouvoir pour ménager l’impression morale plus ou moins pénible que doit nécessairement éprouver le malade qui va subir une opération. Je lui cache tout : les instruments, le va-et-vient des infirmières, la salle d’opération, le chirurgien, ses aides, etc., etc. C’est dans son propre lit que je fais administrer l’anesthésie; le pauvre, malade n’a connaissance de rien et, quand il s’éveille, toujours dans son lit, il ignore ce qui s’est passé et, souvent, ne peut croire que l’opération ait eu lieu.

Était-ce parce que nous n’avions pas de chambre à notre disposition?… Dans tous les cas, du cabinet de l’interne nous montâmes directement à la chambre d’anesthésie, petite pièce nue et n’ayant d’autre meuble que la table roulante sur laquelle le malade doit s’étendre pour être endormi et qui servira à le transporter à la salle d’opération. Le chloroformiste était là — comme un bourreau, — son carnet à éther à la main, accompagné de son assistant, et tous les deux revêtus de leur long costume blanc.

J’aidai moi-même mon pauvre père à se dévêtir; il se dépouilla de tous ses vêtements, y compris sa chemise. Le chloroformiste voulait que j’enlevasse aussi son gilet de flanelle, disant qu’il courait risque d’être mouillé pendant le lavage préparatoire. Je refusai fermement et ajoutai, en le regardant fixement, les paroles suivantes, dont j’étais loin de soupçonner la signification fatidique : « Monsieur, n’enlevez pas cette flanelle; vous ne sauriez prendre trop de précautions. Vous savez, ces inflammations de poumon qui suivent parfois les opérations et que l’on attribue généralement à l’action de l’éther? Eh! bien, moi, je les crois dues le plus souvent au refroidissement subi par le malade sur la table d’opération »…

On lui passa donc un petit gilet blanc par-dessus sa chemisette et, ainsi préparé, il monta lui-même sur la table, où il s’étendit comme une victime qu’on se serait apprêté à immoler. Je lui souhaitai du courage, lui dis un mot du Bon Dieu. Il ne répondit pas… et je partis pour me sauver hors de l’hôpital, priant mon ami Lamarche de me faire savoir, à un endroit que je lui désignai, quand l’affaire serait finie.

Dans l’escalier, je rencontrai F. de Sales Prévost, qui me promit de demeurer là tout le temps que durerait l’opération. Je courus chez le fabricant d’instruments, Chapman, dans la rue Sainte-Catherine, pour attendre les événements.

On avait commencé l’anesthésie à onze heures; je jugeai que l’opération ne devait pas durer plus d’une heure. Aussi, tu conçois l’agitation à laquelle j’étais en proie quand à midi, midi et dix minutes, midi et vingt, je n’avais encore reçu aucune nouvelle! Enfin, à midi et demi, Lamarche m’annonça que l’opération était terminée.

Il était inutile d’aller à l’hôpital, où papa devait être encore à demi endormi, et je ne voulais pas le voir dans cet état. Je courus plutôt chez Lamarche, qui me donna les détails de l’opération qui me dit-il, s’était très bien passée. La glande sous-maxillaire, très adhérente, avait été enlevée entièrement, mais le maxillaire inférieur présentait des traces évidentes d’infiltration. On avait ruginé, cautérisé les parties qui étaient le siège d’adhérences et appliqué un pansement à l’iodoforme.

La profondeur des tissus envahis par la maladie avait nécessité la ligature de l’artère faciale et de la veine jugulaire antérieure. Enfin… malgré le pronostic un peu sombre que me faisait soupçonner les détails que je viens de te donner, j’étais satisfait. Papa, qui redoutait si fort l’anesthésie, serait heureux, au réveil, de constater que ses craintes étaient vaines. Tout nous inspirait la certitude que la plaie se cicatriserait le plus simplement du monde. À la suite de ces sortes d’opération, le malade est assez bien pour quitter son lit au bout de quelques jours. Dans une semaine, papa serait en état de laisser l’hôpital; je l’emmènerais alors à Ottawa, où il achèverait sa convalescence. N’ayant plus aucune inquiétude, je dînai avec appétit et, comme il me fallait retourner à Ottawa le soir même, je passai prendre Paul-Émile chez lui et nous nous rendîmes ensemble à l’hôpital; il était trois heures.

À l’extrémité de la salle publique, tout au fond, derrière un paravent qui le séparait entièrement des autres malades, je trouvai ce pauvre vieux, enfoui sous d’épaisses couvertures et la tête entourée des pièces de pansement. Il était éveillé et m’accueillit avec un sourire. Il me dit qu’il souffrait; je lui promis de lui faire administrer des calmants. Alors, il tourna légèrement la tête de mon côté et me dit, sur un ton de regret que je n’oublierai jamais : “Ah! ce n’est pas ton hôpital!” Ce furent les dernières paroles que je lui entendis prononcer sur la terre! Je lui souhaitai du courage, l’embrassai et… partis. Je ne devais plus jamais le revoir! … Je recommandai à Paul-Émile de ne pas le quitter un seul instant; Jules-Édouard devait arriver le soir; de nombreux amis n’attendaient que la permission du médecin pour aller le visiter; Eugénie, Henri seraient là le lendemain pour prendre soin de lui. Je pris donc le train, absolument tranquille.

Le vendredi 4, j’allai voir Valentine et j’appris avec plaisir qu’elle avait obtenu la permission d’aller à Montréal. Il fut décidé qu’elle partirait le lendemain matin pour revenir le même soir. Maintenant, nous étions au commencement de décembre. Berthe et Edwidge m’attendaient à Saranac, où j’avais les finances du mois précédent à mettre en ordre. Vu que le 4 décembre était l’anniversaire commun de leur naissance, j’avais choisi cette époque pour faire le voyage que, naturellement, j’aurais été forcé de remettre si les nouvelles reçues de Montréal n’étaient pas entièrement favorables. J’aimais mieux m’absenter durant les premiers jours qui suivraient l’opération et pendant lesquels ma présence était inutile, afin d’être libre la semaine suivante et de pouvoir demeurer auprès de papa quand il serait franchement entré en convalescence. Il avait été entendu que s’il survenait quelques complications, peu probables — j’en serais aussitôt averti par le docteur Shepherd ou le chef de clinique.

Vendredi après-midi, je n’avais reçu aucune nouvelle. Je téléphonai tout de même à Saint-Jérôme et Henri me dit que papa avait été transféré dans sa chambre la nuit précédente et que tout allait relativement bien. Le lendemain, samedi, Valentine partit, le matin, pour Montréal, où Jules-Édouard devait la rencontrer vers midi. Toute l’après-midi se passa sans que je reçusse de dépêche, preuve que rien n’était survenu d’alarmant dans l’état de notre cher père. Je crus donc pouvoir partir pour Saranac, où j’arrivai à onze heures du soir, accompagné de mon ami M.Decelles.

Je donnai de consolantes nouvelles à Berthe et nous passâmes gaiement la journée de dimanche. Le soir, nous avions invité le médecin d’Edwidge, le docteur Kinghorn, à venir dîner avec nous. Il était six heures et demie et la servante annonçait justement que le dîner était servi, quand, le timbre de la porte retentit et un messager entra.

Je vis la figure de Berthe changer, aussitôt qu’elle eut constaté que c’était une double dépêche télégraphique, une pour elle, l’autre pour moi. La mienne, signée : Paul-Émile, était ainsi conçue : « Papa n’est pas aussi bien; craignons congestion de poumon; reviens par premier train ». À Berthe, on disait de venir sans tarder, qu’aucune raison ne devait la retenir.

Je demeurai paralysé! Je tenais bêtement dans mes mains cette dépêche à travers les lignes de laquelle j’entrevoyais un malheur. Congestion de poumon! Pourquoi, congestion de poumon?… Ce ne pouvait être que le début d’une inflammation, une pneumonie; alors, tout était perdu! Cependant, j’étais consolé par une espérance : c’était Paul-Émile qui me télégraphiait… en son nom. Ni Shepherd, ni le chef de clinique ne paraissaient l’avoir chargé de me prévenir, ce qu’ils n’auraient pas manqué de faire, pensais-je, en supposant qu’il y eût véritable danger. Le dîner, la soirée ne furent pas gais, je te prie de le croire. Je ne pouvais partir de Saranac que le lendemain à cinq heures du matin. La nuit ne finirait-elle donc jamais?

Au lieu d’emmener Berthe avec moi, je crus plus sage de me rendre directement à Montréal et là, je lui ferais connaître, par le télégraphe, s’il était vraiment nécessaire qu’elle vînt nous rejoindre. J’arrivai à Montréal à neuf heures du matin, le lundi 7 décembre. Au moment de descendre du train, j’aperçu Marie, — la femme de Léo, — qui, la figure anxieuse, paraissait chercher quelqu’un. Je ne sais quelle impression me fit cette rencontre à laquelle j’étais loin de m’attendre. — « Comment est papa? », lui dis-je. — « Ah! je t’assure qu’il est bien mal, ce pauvre oncle », me répondit-elle. Je ne me mépris pas un seul instant sur le sens de ces paroles. — « Marie, lui dis-je … il est mort? » — « Eh! bien, oui, mon Coyteux, dit-elle, tout est fini : il est mort ce matin, à quatre heures et vingt!! »

Mon cher Eugène, j’aurais cru que le jour où j’aurais appris la mort de mon père, surtout d’une manière inattendue, j’aurais éclaté en sanglots, abimé de douleur. Eh! bien, mon cher frère, il n’en fut rien. L’immensité de ce coup de foudre semble avoir brisé instantanément toutes les fibres de mon âme au lieu de les faire vibrer douloureusement. Je sentis une bouffée de sang me monter du coeur au cerveau et je demeurai inerte, froid, hébété, presque indifférent. Cette formidable nouvelle à laquelle les événements ne m’avaient aucunement préparé était du reste invraisemblable… elle était fausse… Ce n’était pas vrai… Non, mon père n’était pas mort!

À partir de ce moment, je devins lâche afin d’avoir du courage. Non! Je ne pleurerai pas! Je ne veux pas pleurer!… Je vais fuir; je ne veux pas avoir la preuve de l’épouvantable réalité… Je ne veux pas le voir; … Je ne veux rien savoir de ce qui s’est passé, de ce qui s’est dit depuis deux jours; je ne veux pas me rappeler les événements qui ont eu lieu depuis une semaine, depuis six mois. Que tous ces souvenirs dorment dans un coin de ma mémoire et, si quelques circonstances viennent les réveiller, je détournerai l’attention comme lorsqu’on est assailli par une mauvaise pensée. Alors, la tête courbée, malgré la fermeté de mes résolutions, je m’acheminai vers l’hôpital, titubant, trébuchant comme un homme combattant l’ivresse. De temps en temps, le bouillonnement de ma douleur comprimée montait à ma gorge comme un sanglot que je réprimais aussitôt et qui s’éteignait dans un cri fou!

Dans la salle d’attente, je rencontrai Paul-Émile et Jules-Édouard, les yeux rougis, les traits bouleversés. Je leur serrai la main froidement, — je faisais l’homme, — et, poursuivi par la crainte qu’on ne me parle de lui, qu’on ne me raconte les choses, je les quittai aussitôt et je sortis de l’hôpital pour me rendre chez mon ami Lamarche, où il me semblait que je serais en sûreté près de lui, si mon coeur venait à se briser. Lamarche, vois-tu, est un ancien ami. Nous nous sommes connus sur les bancs du collège et nous avons parcouru le chemin de la vie la main dans la main, coeur pour coeur. Tout ce que l’amitié peut accorder de charmes ici-bas, nous nous en sommes mutuellement abreuvés; toutes les joies de notre jeunesse, nous les avons partagées et, aux heures de l’adversité, nous avons pleuré ensemble. Le Bon Dieu nous a affligés de douleurs égales en nous arrachant à tous deux nos grands garçons. Nous sommes de vieux soldats qui avons côte à côte essuyé bien des revers!

J’oserais ajouter que nous avons presque acquis l’habitude des chagrins qui ne se consolent pas et des blessures qui ne se cicatrisent jamais. Aussi, que l’épreuve menace de nous accabler, nous nous consolons à coup de tirades philosophiques, trahissant l’effort et que nous finissons par balbutier avec des larmes dans la voix. N’importe, quelle immense consolation que l’accueil sympathique d’un ami véritable dans les jours de deuil!…

Par hasard, j’avais appris qu’on devait partir de l’hôpital à quatre heures pour le train de Saint-Jérôme. Je n’y serais pas; je l’avais fermement résolu. Je retournai à Ottawa l’après-midi même, non sans être une dernière fois passé vis-à-vis l’hôpital où reposait encore celui vers qui je me sentais irrésistiblement attiré pour le saisir dans mes bras, le couvrir de baisers et l’arroser de mes larmes. Avant mon départ, je passai une dépêche à Berthe lui disant de revenir par le train du soir, que Marie irait la rencontrer à la gare. Je savais qu’elle comprendrait; mais, au moins, je lui laissais une incertitude qui pouvait être une espérance.

Et les autres, à Saint-Jérôme! Cette chère mère, Eugénie, Oscar, etc., etc. Comme ils devaient souffrir! Je n’avais pas le droit de prolonger l’artifice de mes consolations égoïstes; je devais payer de ma personne : mon devoir était là-bas. Je quittai Ottawa mardi soir pour me rendre par Montréal à Saint-Jérôme, où j’arrivai le lendemain matin. Durant le trajet, j’avais fait provision de courage et j’entrai chez nous blindé contre toute émotion et fermement déterminé à résister à tout attendrissement. Je trouvai maman calme, résignée, assise dans sa petite chapelle, où elle s’était réfugiée, sachant bien que là seulement, aux pieds du crucifix, elle pourrait trouver un peu de consolation dans la terrible épreuve que le Bon Dieu lui envoyait. Les religieuses du couvent, Eugénie, Angélique, — qui, en cette circonstance, s’est littéralement multipliée, — madame J.-E. Masson, puis notre cousine Anna Lefort, vinrent tour à tour lui tenir compagnie et contribuèrent largement à soutenir son courage. Marie ne quittait pas Berthe, qui, inconsolable, se tenait enfermée dans sa chambre.

Oscar, qui paraissait plus infirme que jamais, errait çà et là dans la maison, misérablement, sans but, appuyé sur sa canne. Henri, Paul-Émile, Jules-Édouard apparaissaient de temps en temps, trahissant par leurs traits décomposés et leurs yeux rougis l’insuccès de leurs efforts pour paraître fermes et résignés. Oh! les deux jours d’angoisse que nous avons passés en attendant l’heure où nous devions dire à notre cher vieux père un dernier et suprême adieu!…

Mercredi soir, on vint me dire dans ma chambre que maman voulait absolument aller voir le corps, qu’elle n’avait pas encore vu depuis trois jours qu’on l’avait ramené de Montréal. Je redoutais une scène pénible et je courus me réfugier dans l’endroit le plus reculé de la maison. Henri, que je n’aurais jamais cru si fort, descendit au salon et les conduisit l’une après l’autre auprès du cercueil.

Le jeudi 10 décembre, nous rendîmes les derniers devoirs à celui que nous avons tant aimé. Abimés de douleur, nous l’avons reconduit à sa dernière demeure, où il repose à côté de ceux qui l’ont précédé et qui dorment pour toujours dans le petit coin de terre réservé à notre famille.

Ce grand jour de deuil, mon cher Eugène, est pour moi comme un rêve… J’ai assisté à toute cette funèbre cérémonie, les yeux clos, l’âme fermée. Toujours cramponné à la ferme résolution que j’avais prise, je détournais mon esprit de l’effrayante réalité et je refusais de croire que la tombe sur les bords de laquelle je priais machinalement allait se refermer sur mon pauvre père et nous en séparer à jamais! Je marchais automatiquement dans le cortège, laissant flotter ma pensée comme dans une vague et indécise perception des choses qui m’environnaient et sentant de temps en temps mon coeur vibrer douloureusement aux sons des accords de la marche de Chopin que pleurait la vieille fanfare.

Tu liras ce qui s’est passé dans les journaux que j’ai demandé à Jules-Édouard de t’envoyer. Les lettres que tu recevras de Saint-Jérôme te renseigneront aussi sur les derniers moments que papa a passés sur la terre. Moi, je n’en connais rien. Tout ce que je sais, c’est que le bon monsieur Troie a été constamment à son chevet et qu’il lui a prodigué les consolations de la dernière heure.

Papa n’a pas succombé à l’opération, qui — comme je te l’ai déjà dit, n’offrait en elle-même aucune gravité. C’est une inflammation de poumons qui l’a tué; c’est-à-dire précisément, la complication que je signalais au chloroformiste au moment où il se préparait à administrer l’anesthésie. Ces complications postopératoires sont rares, et sont attribuées par les uns à l’action irritante de l’éther sur les voies respiratoires et, par d’autres, au refroidissement auquel l’opéré est exposé sur la table d’opération. L’âge avancé — soixante- quinze ans, — et aussi l’état de profonde dépression morale dans lequel était plongé notre pauvre père depuis plusieurs semaines ont, j’en suis persuadé, fortement contribué à ce désastreux résultat. La feuille d’observation indique que l’organisme tout entier a dû subir les effets du choc mortel : les reins eux-mêmes avaient cessé de fonctionner et les urines étaient chargées d’albumine.

Cet irréparable malheur m’a inspiré, depuis, de bien amères réflexions! Je me dis souvent : ah! si c’était à recommencer!… Si, par exemple, le printemps dernier, nous étions allés tous les deux en Europe, comme j’y avais songé, pour consulter Reclus, Second ou d’autres dont je connaissais les idées au sujet de l’épithélioma des lèvres! Ou encore si, au lieu de permettre à la maladie de prendre racine, nous avions insisté, lors de notre premier voyage à New York, pour faire enlever le mal, ce pauvre père serait peut-être encore parmi nous et radicalement guéri! Dans le mois de juin même — il n’était pas trop tard, — si Shepherd n’avait pas dû s’absenter au moment où nous nous sommes présentés pour faire examiner la glande malade, l’opération aurait certainement eu lieu de suite et la complication du côté des poumons aurait bien pu ne pas survenir : comme souvent des circonstances en apparence insignifiantes et banales peuvent être la cause de désastreux résultats!… Quand, il y a quinze jours, nous avons décidé la dernière opération, il est évident que nous avions l’espérance d’obtenir une guérison définitive; cependant, l’envahissement de la mâchoire rendait le pronostic bien plus sombre, et c’est là la seule, mais suprême consolation que le Bon Dieu nous accorde dans notre chagrin…

En effet, supposons que tout se fût bien passé à la suite de cette opération : la plaie se serait cicatrisée et papa, heureux et confiant, serait retourné chez nous. Mais, au bout de quelques semaines, le mal aurait reparu le long de la mâchoire, d’autres ganglions seraient devenus affectés et, alors, toute opération étant inutile, il aurait fallu nous résigner à abandonner la maladie à elle-même. Papa, comme médecin, aurait bien compris ce que cette abstention aurait voulu dire et, s’il était si affecté par la nature de son mal alors que rien ne lui faisait croire qu’il dût se désespérer, quelles n’auraient pas été ses angoisses quand il aurait acquis la conviction qu’il ne lui restait plus aucune espérance!… Il se serait vu mourir tous les jours; sa terrible agonie aurait duré plusieurs mois, pendant lesquels il aurait enduré des souffrances physiques et morales indicibles. -Et quelle torture pour nous tous, ses enfants, qui, impuissants, aurions été forcés d’assister à la dissolution graduelle de notre cher et vénéré père!… J’en frémis rien qu’à y songer et je me demande si nous ne devons pas remercier Dieu à genoux de nous avoir épargné à tous une calamité qui aurait été pire que la mort.

Oh! que je voudrais me voir rendu à deux ans d’ici!… Le temps qui, dit-on, ferme toutes les blessures, aura-t-il alors adouci un peu l’amertume de mes regrets?… La vie m’apparaît désormais insipide et sans attrait.

À travers toutes mes études, au milieu de mes travaux, j’avais toujours mentalement devant mes yeux la figure aimée de mon cher vieux père; je recherchais un peu de gloire, je m’efforçais d’obtenir quelque succès uniquement pour avoir le bonheur de mériter ses applaudissements. L’orgueil qu’il manifestait alors me récompensait amplement de mes labeurs et des efforts que je faisais pour lui plaire. Nous vivions séparés l’un de l’autre, il est vrai; mais l’espérance de le voir bientôt animait le souvenir de ses traits chéris, qui, comme une caresse, était sans cesse présent à ma mémoire, La Destinée m’a ravi cette consolation et je végète au milieu d’un horizon désert. La clef de voûte est tombée et il me semble que tout l’édifice qui constituait mon bonheur va maintenant s’écrouler par fragments.

Je me demande ce que l’avenir nous réserve! Les catastrophes se sont succédé par bonds de cinq ans : en 1893, ce pauvre Guillaume; en 1898, mon cher petit Ernest; en 1903, notre vieux père!… Le Bon Dieu aura-t-il au moins pitié de nous avant que l’année 1908 arrive? Je n’ose pas y penser. Notre famille est bien grande et bien des membres déjà chancellent! Je crains bien que nous n’ayons pas de sitôt fini de pleurer!…

Bonsoir, mon cher Eugène. Embrasse bien pour moi notre chère petite Ninette. Ah! en voilà une qui a besoin de toute sa foi pour supporter la privation des caresses que lui prodiguait son vieux papa! Se doutait-elle, l’an dernier, quand elle lui disait adieu, que cet adieu devait être éternel et qu’elle ne sentirait plus jamais sa grande barbe blanche frôler ses joues d’enfant?… C’est la plus jeune d’entre nous; elle demeurera peut-être assez longtemps sur la terre pour que ses larmes se tarissent un jour; mais comme elle va souffrir!…

Ton malheureux frère COYTEUX.

P.S. Je ne veux pas terminer cette lettre sans t’envoyer une copie des condoléances que j’ai reçues du premier ministre, Sir Wilfrid Laurier.

Cher docteur Prévost :

Vous venez de perdre votre père. Bien que ce coup ne fût pas inattendu, je sais à quel point il est cruel pour vous, car je sais tout l’attachement que vous aviez pour cet homme qui, dans sa longue vie, n’eut que des amis et qui devait être doublement cher aux siens.

Ma femme et moi, nous nous associons sincèrement à votre douleur, moi surtout, car, avec votre père, disparaît le dernier survivant d’une famille que j’ai appris à connaître et à admirer dès ma plus tendre enfance. Quelle forte race c’était que ces Prévost et quelle trace profonde ils ont laissée dans notre coin de pays! Quand je les ai connus, voici plus de cinquante ans, il m’aurait semblé qu’ils n’auraient jamais dû mourir, leur vigueur semblait devoir être éternelle.

Quelle triste chose, en somme, que la vie! Cette remarque n’est pas nouvelle, mais chaque nouvelle séparation la ramène forcément aux lèvres.

Croyez-moi bien, comme toujours, cher docteur Prévost,

Votre ami dévoué, WILFRID LAURIER.