Texte de monsieur Gleason Théberge, enseignant retraité du Cégep de Saint-Jérôme en littérature et ex-président du Conseil de la culture des Laurentides, conférencier lors de la soirée du lancement de l’album-souvenir de la Société d’histoire de la Rivière-du-Nord le 15 novembre 2006. Ce texte portant sur la richesse des archives, à tous points de vue, mérite d’être lu attentivement pour en savourer les subtilités.

Archiv…ivantes

Pour les archivistes, chercheurs, historiens, journalistes et romanciers qui s’en inspirent, l’histoire, dans tous les présents où elle s’inscrit, tente de conserver l’instant qui passe. Toute une responsabilité, quand on sait que le présent, coincé entre « je vais dire » et « je viens de dire », est en réalité insaisissable, qu’il ne paraît vraiment durer que dans ce qui se répète ou dans ce qu’on immobilise. L’œil distrait ne voit pas que chaque flocon qui tombe du « il neige » est différent du suivant. Il nous faut la soudaine catastrophe, le déménagement d’un voisin ou la plus que lente coulée des saisons pour que l’on remarque le nouveau dans l’apparente répétition du paysage où l’on va tous les jours. D’un hiver à l’autre, on ne se rappelle habituellement plus très clairement si c’était il y a trois ans ou après la naissance du deuxième, ou le départ de telle personne proche, que la neige était montée jusqu’aux fenêtres…

Le présent nous paraît parfois si intense, au moment où on le vit, que, dans le « Comme c’est beau! » qui nous vient aux lèvres, avec le « Il faudrait que le temps s’arrête », scintille l’espoir de ne jamais oublier le moment; mais pour en saisir le fuyant, nous le savons, il nous faut en noter la forme, en fixer les couleurs, en garder la trace : feuilles ou fleurs glissées entre les pages d’un livre, souvenirs notés à la hâte, photos de soleils couchants rapportées du voyage ou récit minutieux de la scène de l’incendie, description détaillée d’une injustice ou d’un bonheur, sculpture massive que seule une guerre peut déboulonner, nous conservent une part de ces présents passés, nous offrent la possibilité de l’immobiliser. Notre propre mouvance ralentie rejoint alors la patience de l’arbre sédentaire, la douceur de la prairie muette quand le vent est ailleurs.

Et telle est la fonction des archives : offrir dans la tranquillité des documents et des artéfacts, le calme palpitant des anciennes vigueurs, la preuve endormie des présences disparues. Dans le fatras des caisses laissées en héritage, parfois sans autre ordre que la hâte à tout emballer, tirer une à une les pages et les reliures, épousseter, nettoyer mais pas trop, entrouvrir les pages peut-être sèches et aux bordures grugées, déchiffrer l’écriture s’effaçant… pour découvrir souvent le presque inutile d’une information déjà attestée ou la rare signature qui rend le document précieux …

Quand j’ai eu l’occasion de me rendre à McGill, fouiller dans la correspondance du sieur de Dumontville pour y trouver peut-être les armoiries qui nous auraient servi de référence, à Ginette Robitaille et moi, au moment d’en proposer à la nouvelle Ville de Saint-Jérôme fusionnée, j’ai connu cette fébrile lenteur des pages, la graphie des plumes à l’encre un peu jaunie, la presque crainte du geste malheureux qui porterait atteinte à la noblesse de la lettre au papier craquant… et j’imagine la terreur encore plus grande qu’auront les mains du XXVe siècle en tâtant le vrai papier que peut-être l’état des forêts prochaines ne permettra plus qu’on fabrique, la prudence de tous les manipulateurs d’archives placés au carrefour des siècles, chargées de transmettre l’ancien à tous les nouveaux.

Sans prétendre avoir d’ailleurs atteint moi-même un statut d’archiviste ou d’historien qu’on ne peut s’arroger qu’après avoir fait preuve de méthode, de constance, et avoir contribué à raviver les couleurs d’une époque auparavant floue, je peux au moins témoigner à propos de rapaillage de ce qui m’est arrivé dans cette aventure qui a impliqué des centaines d’intervenants des diverses localités des Laurentides où les anciennes voies de chemin de fer prenaient et conduisaient jadis des passagers.

Né près des Trois-Pistoles, dans un village de l’Estuaire (une expression que je préfère à la désignation « Bas du fleuve », qui fait lointain, alors qu’« Estuaire » ouvre cette région sur le golfe tout près, à l’est), j’ai eu l’occasion, employé l’été dans une usine, d’aller livrer souvent des chargements de boîtes à beurre dans des wagons stationnés près de la gare du village voisin, Saint-Simon, où je prenais aussi le train pour aller étudier à Rimouski. Évidemment, cette gare a été rasée. C’était vers 1970… et je n’ai pu alors que constater un jour sa disparition… avec surprise, bien sûr, puisque ma vie y était liée, mais sans trop de regret parce qu’à ce moment-là je n’avais pas encore constaté qu’avec la disparition de ce qui nous entoure les souvenirs s’accumulent vite et menacent de rendre progressivement le passé plus important que l’avenir.

Dans les années 80, quand à Prévost il a été affiché que le Canadien Pacifique allait démolir la gare de Shawbridge, j’avais cependant assez vieilli pour savoir qu’une fois disparue, rien ne la ferait revenir, même pas sa reconstruction; et comme je n’étais pas le seul à avoir cette opinion, nous nous sommes retrouvés une vingtaine, puis une centaine à œuvrer pour sauvegarder le long de ce qui est devenu un parc linéaire ces témoins d’un service ferroviaire que je préfère appeler « le Train du Nord », me refusant à lui conserver le « petit » dont on l’affuble encore et qui le dénigre chaque fois. Appelle-t-on nécessairement « petite » une gare, parce qu’il en existe de plus grandes?

Et quand nous avons entrepris de répertorier les gares, c’est évidemment vers les archives que nous nous sommes tournés, sans lesquelles nous n’aurions pu compter que sur des souvenirs éparpillés, contradictoires souvent, alors que grâce à elles nous pouvions disposer des plans conservés par le Canadien Pacifique, de livres de comptabilité conservés par les chercheurs et les sociétés d’histoire à Labelle, Lachute, Sainte-Agathe, aux diocèses de Saint-Jérôme et de Mont-Laurier, par la famille Johansenn, artéfacts, photos de revues, affiches et documents précieusement mis à l’abri du délabrement des édifices et des mémoires, où nous avons trouvé les récits de l’implantation des trois réseaux de la région, la mécanique de la cession des terres, l’élaboration des plans selon un modèle anglais et l’explication parfois précise des motifs géographiques ou « politiques » du choix de l’emplacement de certaines gares.

Alors qu’en général, c’est la vocation industrielle ou touristique qui décidait de la localisation loin des maisons, près des industries, comme à Mont-Laurier, ou, comme à Shawbridge, au cœur du village, à Saint-Jovite, certains d’entre vous le savent déjà, la gare a été construite loin du village parce que le curé de l’endroit, selon les documents consultés, ne voulait pas que les jeunes gens profitent du passage des trains pour se fréquenter. Archives précieuses, qui nous rappellent ici l’importance qu’avait la religion dans la gestion des affaires courantes et… ferroviaires! Et, pour moi, ce fut une première leçon que de constater l’importance des archives et, dans la même logique, l’importance des bâtiments en quelque sorte archives bâties.

Mais le souvenir, même évoqué par un document, n’est en réalité qu’une image, il nous propose une perception du réel, des perceptions, en fait, et de plus en plus divergentes à mesure qu’on s’y intéresse, comme le mot dont le sens réel repose sur les relations qu’il entretient avec la foule des autres. Appeler, par exemple, « provinces » les régions du Québec pour être conforme au sens français du mot qui désigne les territoires différents de la métropole ou de la capitale d’un pays, et dire au lieu « des Laurentides », la province Labelle, en rajeunirait l’image limitée de nos zones de rivières qui ont été d’abord limitées à n’être que le Nord de Montréal : un destin qui nous poursuit en faisant de nous des non-Montréalais, en quelque sorte, plutôt que des Labellois. La rivière Labelle? Statut d’archives accordé aux noms!

Ou alors le terme « Américain », qui sert souvent à ne désigner que les Étasuniens, alors que, le Québec étant en Amérique, nous sommes tout aussi américains que nos voisins du sud… Traduire le « American » qui leur sert à se décrire, par « Américain » est en fait une manière de maintenir leur prétention à être l’Amérique, alors que la fidélité aux faits historiques les obligerait plutôt à se désigner eux-mêmes comme des « Staters » (ce qui n’est évidemment pas prêt d’arriver, je le sais), mais respecterait ce que les archives du peuplement du Nouveau Monde racontent, car telle est la manière de vérifier la manière dont nous nous représentons le réel : fouiller dans la nature pour y trouver les traces d’une occupation antérieure du territoire, examiner l’aménagement des sentiers et des routes, analyser l’alignement des bâtiments, retrouver les manières de construire, les techniques de l’artisanat, les gestes de nos prédécesseurs, leurs vêtements, leurs visages; leurs dessins, leurs écrits, évoquer leur parcours selon ce qu’en ont dit les autres… conduits à accumuler une série d’observations, dont la convergence est évidemment liée à la manière dont chacune et chacun organise sa recherche.

Le résultat de cet examen constitue alors une réponse à ses propres interrogations et permet de lire le passé comme offrant un portrait de ce qui nous a fait devenir tel que nous sommes, comme on cherche parfois aux archives l’explication d’un parcours qui mène à notre époque, avec le sourire qui se moque un peu des anciennes naïvetés. C’est le vivant qui fait exister le fantôme… et l’on ne voit pas toujours à quel point ce qu’on trouve n’est qu’une transposition, un décalque affaibli de gestes disparus, avec lesquels nous fabriquons le passé.

Une photo ne propose en effet qu’un instant, un point de vue, un point de vie… Le mouvement qui caractérise l’existence y est stoppé : si l’œil était fermé au moment du déclic, on ne pourrait que trafiquer l’image si on veut donner l’impression qu’il était ouvert. Et malgré la multiplication des images que permet, entre autres, la technologie moderne, ou que procure depuis plus d’un siècle le cinéma, aucune séquence ou multiplication d’images ne peut recréer le vivant. Toute personne qui a vécu le deuil d’une personne proche sait bien que l’album de photos ne peut désormais que ramener les anciennes images, les souvenirs : jamais plus l’être imagé, imaginé, ne changera d’aspect ni ne surprendra avec un nouvel habit, une nouvelle coupe de cheveux, renouvellement jadis occasionnel, qui caractérisait l’être en le définissant autant d’après les possibles qu’il portait que par ceux qu’il réalisait. Nous sommes autant ce que nous devenons que ce que nous avons été; les traces laissées ne nous permettent plus de changer, de devenir autres.

Dans le dossier des gares, cette dimension de l’image était dominante. Pour la population et surtout les autorités municipales, les gares étaient choses du passé : elles évoquaient une autre époque dont ils étaient parfois nostalgiques —qui ne l’est pas de son enfance!—, mais une époque difficile; et leur ancienne prépondérance avait cédé la place au danger que leur délabrement représentait; et c’était alors de l’importance actuelle des gares qu’il fallait les convaincre.

Après leur fermeture, une méfiance générale s’était installée, qui n’a d’ailleurs vraiment commencé à diminuer quand nous avons nous-mêmes changé notre discours, quand c’est la mise en valeur des gares que nous avons mis de l’avant, quand au lieu de sauver les gares, vieux bâtiments où certains ne voyaient que l’image d’un passé pénible, nous avons proposé d’en faire des centres d’interprétation du territoire, des lieux de rendez-vous, dans une certaine mesure, des maisons locales de la culture.

Deuxième leçon apprise des gares, et qui s’applique aussi aux archives, comme vous le savez, bien sûr : ne pas valoriser le passé en soi, mais l’intégrer au présent, lui donner une vocation future. Tel bâtiment, telle information sur le nom d’une rue, tel document d’archives doit être plus que strictement répertorié, classé : il faut qu’il soit offert, accessible, utile maintenant pour avoir un sens; et je sais que c’est là une occasion de travail soutenu, de patience dans l’ombre : répertorier, ficher, classer, c’est très long.

J’en fais d’ailleurs moi-même l’expérience, ces temps-ci, puisque je viens de terminer mon service pédagogique et que j’ai quitté le cégep en emportant une dizaine de caisses de documents que le quotidien de l’enseignement ne m’incitait pas à classer… Résultat, je me suis mis à la tâche en septembre et, si l’on ajoute les dossiers des gares, justement, je crois bien que j’aurai fini de dégager le bureau où tout cela s’entasse… pour Noël, mais je ne suis pas sûr que ce sera le Noël de cette année…

La troisième leçon que j’ai reçue de ces efforts de réaliser un réseau patrimonial des gares, c’est que l’objet lui-même, et c’est d’autant plus vrai s’il est imposant, génère sa propre survie. Autour de la bataille des gares, à Prévost, par exemple, les membres de nombreux organismes ont été sollicités, Comité culturel, Association des gens d’affaires, Société du patrimoine, mais la plupart sont maintenant dissous. Ne reste que le Comité de la gare lui-même, parce qu’il se consacre au bâtiment; et j’en tire la conclusion, pour avoir remarqué fréquemment le même phénomène, par exemple, à la Société d’histoire de la Rivière du Nord, que pour un organisme l’obtention d’un local améliore grandement ses perspectives de permanence. On peut d’ailleurs voir une application inverse dans l’abandon des églises, qui correspond à la diminution de leur fréquentation, mais conduira encore plus sûrement à l’accélération de l’affaiblissement des communautés chrétiennes, dont les membres y trouvaient un lieu d’appartenance. On ne peut en effet se fier à l’exubérance, au succès, à ce qui paraît immuable. Le fragile aujourd’hui ne ralentit sa dérive que dans l’image gravée.

On ne peut d’ailleurs pas davantage se fier à l’écriture, dont les graphologues contemporains tirent des informations sur le caractère, ni aux textes, où les exégètes découvrent des redondances qui démontrent les faiblesses physiques de l’auteur, comme certains l’ont fait de Balzac, qui découvrant sa fascination pour les mains arthritiques ont proposé que, comme on se sert souvent de son propre corps pour décrire, c’est qu’il devait lui-même en avoir souffert. Mais pas plus que les romans, on ne peut croire absolument les biographies, et encore moins les autobiographies, où même sincère l’individu ne peut que choisir certains moments à raconter, incapable de tout dire, même s’il le voulait, puisque chacune des minutes de nos vies nous fait exister en même temps dans nos pensées, nos gestes, nos paroles.

Des centaines de pages ne suffiraient pas à décrire tous les faits et gestes d’une journée vécue dans la galaxie de nos relations avec les autres. … et les journaux ne sont pas en reste, avec leurs descriptions, dites objectives, qui ne manifestent toujours qu’une toute petite partie de l’événement : qui a vu la scène d’un accident, avec le banal des traces de frein, la ferraille en déséquilibre, l’horreur fascinante des corps en détresse, l’attroupement, les gyrophares, et la vie autour qui continue avec son ciel anonyme et ses oiseaux indifférents, sait que le court fait divers indiquant date et lieu, nommant des blessés, même expliquant les causes, n’arrive pas à dépeindre le vrai réel d’une catastrophe qui ne prend son sens que dans les liens qu’on établit entre elle et nous.

Les documents laissés, les témoignages, même sincères, ne sont ainsi pas garants d’une connaissance complète, et peuvent faire « écran » en créant l’illusion d’une vérité dont le virtuel et ses trucages nous incitent à nous méfier. Pourtant, rassurons-nous, venus de loin, la lettre, le livre, le journal, ou encore l’enregistrement sonore, le film et la vidéo, qui conservent des images du passé récent, tout comme le contact avec les objets et les lieux, même s’ils changent, peuvent aussi être l’occasion d’une connaissance intime du passé.

Dans la jonction des poutres d’un édifice ancien aux murs mis à nu, face aux clous carrés, aux fenêtres aux rebords taillés pour s’ajuster à la pente d’un toit, c’est chaque fois l’émerveillement. À moins d’être blasé, aveuglé, presque tué, en quelque sorte, par l’offre systématique du facile et du prêt à jeter, la découverte des techniques anciennes, de l’intelligence des gestes dont on a su garder les traces ne peut que nous parler avec précision. Il y a moyen alors de remonter le temps, de comprendre mieux l’ancien quotidien, d’en tirer des leçons, de réinventer un peu le passé.

La quatrième observation que je tire d’ailleurs de ces quinze ans d’implication, c’est que les seuls lieux que nous habitons sont ceux qui nous habitent. Les gares sont redevenues importantes parce qu’elles sont désormais fréquentées, mais elles ne le seraient pas redevenues n’eut été leur histoire, la mémoire collective, les documents qui en ont révélé les anciennes fonctions, l’image, même imparfaite, qu’elles ont conservée chez nous. Et de constater que, le long de l’actuel parc linéaire, il n’en reste plus que neuf n’est pas sans inciter à une certaine tristesse… la même que celle qui prévaut quand on songe aux codex des Mayas, aux archives d’Alexandrie, voire, à nos propres archives parfois mal conservées, éparpillées… Perspective tout aussi désastreuse que magnifique pour un archiviste, qui ne peut ainsi que les imaginer, en chercher la trace aux alentours, parfois, dans les copies des copies des copies… et souvent mettre le doigt sur une évidence, par recoupement, déduction…

Chez nous, en Occident, je veux dire, la longue marche vers la dominance de l’individu sur la société nous a d’ailleurs vus accorder de plus en plus d’importance au singulier, au différent, à l’original. Des inventaires très anciens des biens et denrées royales, aux écrits de Montaigne, qui observe encore aujourd’hui quand on le lit, les mœurs de ses contemporains, jusqu’à ces contes où Jacques Ferron nous réinvente un Québec familier ou dans ces mémoires que tout un chacun peut aujourd’hui écrire et même publier, nous disposons de documents, d’archives de plus en plus abondantes, et il est certain qu’il s’agit là aussi d’une accélération tout aussi fulgurante que celles des inventions au siècle dernier, la montée rapide de la population mondiale, l’explosion des moyens de communication, ou la désuétude accélérée des appareils électroniques. C’est d’ailleurs le cas de ces alignements de classeurs que les institutions publiques doivent caser, comme dans le centre d’archives de la Rivière du Nord, que j’ai eu l’occasion de visiter récemment, avec Suzanne Marcotte, votre présidente.

Et dans cette abondance, si l’on en juge en tout cas d’après les ouvrages publiés à partir des archives de toutes provenances, c’est plus souvent la personne qu’on cherche; et il n’est pas difficile de penser que nous y soyons tellement habitués que notre perception de nous-mêmes, cette capacité individuelle de devenir, de se réaliser, soit si liée au besoin d’acquérir, utiliser et jeter…

Dans nos vies s’accumulent des millions de gestes, des objets chéris ou rejetés, jetés sans précaution ou transmis lors des ventes-débarras (et non pas « vente de garage : on ne vend pas de garage quand on s’installe au bord de la route avec les échoueries de nos remue-ménages)… albums aux photos éparses ou classées, lettres d’un seul réparties dans les tiroirs d’une centaine de destinataires, comptes rendus des travaux sur un sujet donné ou articles le concernant dispersés dans autant de cahiers, de journaux, de revues, que même les services répertoriés de l’Internet ne peuvent, ni sans doute ne pourront, contenir tous : quelle Municipalité oserait dégager les sommes nécessaires à un transfert électronique de tous ses documents? Et qui aurait la patience de numériser de façon bénévole, comme c’est évidemment le cas, tant de registres médicaux, tant d’articles de journaux parus avant l’invention des microfiches?

Et s’il y avait panne générale, virus informatique absolu, tsunami de fonte soudaine des glaciers inondant les grands centres… où donc survivrait toute cette virtualité? Même sans cette perspective excessive, il nous faut constater à quel point déjà les documents disparaissent dans l’oubli qui les rouille, la négligence qui les voit pourrir, les incendies qui les brûlent, les déchiqueteuses des décès et des déménagements…

C’est à ces successions d’abandons en tous genres, d’éparpillement continu… que correspond la tâche de l’archiviste et de l’historien : devant la poterie d’une vie brisée en mille morceaux, ramasser, étiqueter, coller, restaurer, même s’il manque des matériaux, faire parler… Restaurer l’album de photos trouvé dans un grenier, identifier l’époque, comme on le fait pour un fossile, un tableau de maître, et dans le presque anonymat des heures passées à classer, trouver tout à coup un document parallèle, un jumeau perdu, et les apparier, compléter la scène, dénicher un nom, le joindre à un dossier qui s’en trouvera enrichi de réponses nouvelles aux vieilles questions : Qui était-ce? Que s’est-il passé? Pourquoi comme ça? Questions auxquelles correspond la perspective de voir se répéter les drames dont on aurait perdu la connaissance des prémisses : sans mémoire, comment accepter les désagréments de la démocratie et pourquoi pas souhaiter l’avènement d’un sauveur despote qui s’en mettrait évidemment plein les poches et vous assassinerait les opposants à coup de décret!

L’accès aux archives qui nous servent de rempart équivaut en effet à une liberté, contraignante peut-être quand de vieux traités viennent reconnaître aux Amérindiens la propriété de terrains habités depuis des siècles par des non-propriétaires, mais riche d’une noblesse venue de la certitude d’un héritage culturel, vraiment national, quant à nous, depuis le choix effectué en 1760 par quelque 70 000 ex-Français résolus à s’affirmer de cette terre, même sous la nouvelle loi anglaise de la Conquête.

Sans aller jusqu’à dire que nous sommes à l’image exacte de ce que nos archives nous révèlent, il reste certain que nous gagnons à reconnaître dans nos gestes les gestes anciens, dans nos voix les tendresses passées, dans nos pas les voyages il y a longtemps commencés. Telles ont été en tout cas mes découvertes, et c’est à votre démarche que je veux enfin rendre hommage : s’occuper d’archives, c’est rapailler, réunir, redonner vie, avec les seuls outils de sa patience et de sa logique, fabriquer des images de plus en plus nettes à mesure que les documents se recoupent : offrir dans un grand geste d’arbre à l’ombrage et aux fruits destinés aux siècles qui viennent le matériau des prochaines hypothèses et des nouvelles certitudes.

Et une dernière question me vient, que je vous propose. À partir de fragments, les archéologues et les biologistes découvrent l’essentiel des structures physiques, en recueillant les archives et en y fouillant. Le passé révèle les caractéristiques des anciens habitants d’un territoire, mais il faut constater que plus on progresse vers le passé, moins l’individualité est précise… C’est toujours la société qu’on voit le mieux, le groupe… Et si, comme vous l’avez remarqué, je me préoccupe beaucoup de la façon dont on nomme, c’est que le langage, dont sont fabriquées les archives, est la voie royale de ce qu’on peut modifier des perceptions acquises. Avec le paysage, à l’égard duquel s’accentuent les préoccupations contemporaines, l’autre monde, celui de l’imaginaire, nous avons aussi à entretenir notre langue, maintenir vivantes les archives de nos mots… Quitte à reconnaître dans l’abondance des toponymes québécois l’importance de l’héritage des Amérindiens, dans les anglicismes qui nous échappent notre appartenance à l’Amérique ou dans l’abriller moyenâgeux qui s’appliquait aux voiles des navires, révéler notre ressemblance absolue avec les anciens Européens.

Belle leçon : même de nos jours, échappons-nous à notre époque? Sommes-nous si différents de ceux dont nous avons hérité les gènes, de ces parents, même lointains, qui nous ont fabriqués à leur image et à leur ressemblance?

Merci de m’avoir accueilli.
Vive la Société d’histoire de la Rivière-du-Nord!
Vive la province Labelle!

Gleason Théberge 15 novembre 2006

Source : SHRN, Bulletin d’information, Printemps/Été, Vol. 18, 2006